65.
Ramsès le Grand s’apprêtait à partir pour la Vallée des Rois afin d’y inspecter sa demeure d’éternité à laquelle, avant son arrivée, Ched le Sauveur et ses assistants avaient mis la dernière main.
C’est Paneb qui fut chargé de porter de l’eau fraîche aux chevaux du pharaon, installés à l’ombre d’un auvent. En s’approchant du char, gardé par son conducteur, le jeune homme jeta un œil aux roues. Un travail magnifique, d’une solidité à toute épreuve, qui émerveilla l’ex-menuisier.
Les chevaux burent paisiblement, et Paneb allait s’éloigner quand un détail insolite l’intrigua. Les rayons des roues étaient peints en jaune or, mais la teinte plus claire de l’un d’eux avait frappé le futur dessinateur.
— Y a-t-il eu une réparation récente ? demanda-t-il au charrier.
— Je n’en sais rien, ce n’est pas mon travail.
— D’où vient ce char ?
— De la caserne principale de Thèbes où les techniciens l’ont vérifié.
— Il vaudrait mieux vérifier encore.
— Et si tu t’occupais de tes affaires, mon garçon ?
Paneb aurait pu casser la tête du soldat sans difficulté puis examiner la roue, mais il jugea préférable de suivre la voie hiérarchique et alerta le chef d’équipe qui convoqua aussitôt Didia le charpentier.
Le diagnostic de ce dernier fut formel : l’un des rayons avait été remplacé et peint à la hâte. Cette réparation négligente s’accompagnait d’une mise en place douteuse de la roue elle-même qui se fausserait progressivement et finirait par provoquer un accident. Le véhicule aurait versé et, même à allure modérée, le vieux monarque aurait pu subir un choc mortel.
Un autre char, dûment vérifié par Didia, fut attribué à Ramsès qui partit en compagnie des deux chefs d’équipe, de Ched le Sauveur et de quelques artisans au nombre desquels figurait Néfer le Silencieux.
Paneb comprit que son ami avait franchi un nouvel échelon dans la hiérarchie et qu’il allait avoir la chance immense de pénétrer dans la tombe royale. Mais l’Ardent ne songea pas que sa vigilance venait de sauver à la fois le pharaon d’Égypte et la Place de Vérité.
Enfermé dans le bureau de sa somptueuse villa, Méhy déchirait avec rage de vieux papyrus. Cette fois, il n’en doutait plus : une chance quasi surnaturelle protégeait Ramsès. Le sabotage avait pourtant été effectué avec grand soin par un bon spécialiste grassement payé et qui, bien entendu, ignorait pourquoi il avait effectué cette besogne. Puis la roue avait été livrée à la caserne où elle avait été montée par un soldat qui n’avait rien remarqué d’anormal, comme l’avait espéré Méhy.
L’accident se serait inévitablement produit si l’un des artisans de la Place de Vérité n’avait pas été trop curieux. Le gouverneur de la caserne serait blâmé et son service technique sanctionné ; à Méhy d’agir vite pour couper le fil qui pourrait permettre de remonter jusqu’à lui.
Enfin, le soir tombait.
— Tu sors à cette heure ? s’étonna son épouse.
— Je vais chercher un document à mon bureau.
— Ne peux-tu attendre demain matin ?
— Occupe-toi du dîner, Serkéta. Que le cuisinier se montre plus habile qu’hier.
Si Ramsès était mort dans un accident, l’Égypte entière se serait contentée du deuil rituel, et personne ne se serait préoccupé de la roue du char. Mais puisque l’anomalie avait été constatée, une enquête serait forcément menée.
Le commandant sauta sur son cheval et galopa jusqu’à un bosquet de tamaris où il l’attacha. Puis il marcha d’un pas nerveux jusqu’à l’atelier du menuisier, un veuf qui, par bonheur, venait de perdre son chien.
L’homme était seul et mangeait des fèves chaudes.
Méhy s’approcha par-derrière et en silence. D’un geste aussi brusque que précis, il recouvrit la tête de sa victime d’un sac de toile épaisse et le maintint en place jusqu’à ce que le menuisier ne respirât plus.
On conclurait à un arrêt du cœur, et le commandant n’aurait aucun bavardage à redouter.
En tant que Trésorier principal de Thèbes, Méhy reçut Daktair de manière tout à fait officielle pour examiner le budget prévisionnel de son service de recherches. Désormais, ils n’étaient plus obligés de se cacher.
Très agité, le petit homme gras ne cessait de tripoter sa barbe.
— Ma situation devient intenable, se plaignit-il ; voilà deux ans que je travaille avec acharnement pour mettre au point une machine hydraulique qui remplacera les chadoufs et tous les appareils archaïques, et j’ai enfin réussi !
— Tu devrais donc être satisfait, s’étonna Méhy.
— Je le suis, mais le directeur du laboratoire m’a ordonné d’oublier cette superbe invention !
— Pour quel motif ?
— Elle serait trop efficace et augmenterait l’irrigation dans des proportions qu’il juge désastreuses. Pour lui, seuls comptent les rythmes naturels et le respect des traditions. Dans ces conditions, impossible de faire progresser la science ! Il n’y a qu’un chemin : soumettre la nature à l’homme. Tant que ce pays ne l’aura pas compris, il sera rétrograde.
— Ne perds pas confiance, Daktair, et laisse-moi m’installer dans mon poste. Je t’ai promis que tu serais un jour libre de tes mouvements, et j’ai l’habitude de tenir mes engagements.
— Le plus tôt serait le mieux... d’autant que j’ai réussi à découvrir deux pistes intéressantes.
— En rapport avec la Place de Vérité ?
— Le directeur du laboratoire se montre particulièrement vigilant par rapport à certains dossiers. En rusant, j’ai obtenu quelques informations fiables. Il existe des expéditions organisées avec la plus extrême discrétion pour acheminer deux produits la galène et le bitume.
— À quoi servent-ils ?
— Officiellement à de simples usages domestiques ou rituels, Si c’était vrai, pourquoi tant de précautions ? Et pourquoi des artisans de la Place de Vérité se sont-ils rendus à plusieurs reprises sur les sites d’exploitation ?
— Peux-tu en savoir davantage ?
— Sans prendre des risques inconsidérés, non. Je ne suis que l’adjoint du directeur, et il m’apprécie de moins en moins. Pourtant, je suis persuadé que nous approchons du but. Galène et bitume doivent être livrés en secret aux artisans. Si nous savions où sont obtenus ces produits, je réussirais à en définir la nature exacte et les utilisations possibles.
Méhy songeait à la fabrication d’armes nouvelles, et Daktair venait peut-être de trouver une orientation décisive. Il suffisait d’écarter le vieux prêtre d’Amon qui dirigeait le laboratoire, d’imposer Daktair et de l’associer aux expéditions.
Méhy déchanta.
Le directeur du laboratoire central était un prêtre de Karnak appartenant à une fort ancienne hiérarchie que dirigeait le grand prêtre d’Amon, nommé avec l’assentiment du pharaon et placé à la tête d’un domaine d’une fabuleuse richesse. Ni le maire de Thèbes ni d’autres dirigeants profanes ne pouvaient intervenir pour exiger une mutation.
Le commandant ne renonça pas et accumula le maximum de renseignements sur ce prêtre devenu gênant. Il était âgé de soixante-dix ans, marié, père de deux filles et n’avait aucun souci matériel ni aucun vice connu. Formé à l’école du temple, il passait pour un savant expérimenté et prudent dont les avis étaient écoutés.
L’une des armes préférées de Méhy, la calomnie, risquait d’être vaine. Qui croirait que ce prêtre à la morale intransigeante et à la carrière rectiligne entretenait des maîtresses ou touchait des pots-de-vin ? L’homme était trop intègre pour être la cible d’attaques efficaces.
Un nouvel assassinat n’effrayait pas le commandant Méhy, mais le prêtre avait une existence très régulière et ne fréquentait que trois lieux : son domicile, le temple et le laboratoire. Le supprimer ne serait pas si facile, et une mort suspecte entraînerait une enquête approfondie.
Restait à émettre des critiques sur sa gestion en démontrant que son laboratoire était en déficit et coûtait trop cher au temple comme à la ville ; mais l’argument risquait de se retourner contre le futur directeur dont les budgets seraient restreints.
Méhy désespérait de trouver une solution lorsque la chance lui sourit de multiples façons. D’abord, le vieux prêtre mourut de mort naturelle ; ensuite, la hiérarchie de Karnak, préoccupée par des problèmes internes, ne proposa pas de successeur ; enfin, le Trésorier principal de Thèbes et son complice Daktair eurent le temps de falsifier son dossier dans lequel, grâce à leur intervention, le défunt recommandait chaleureusement son adjoint comme futur directeur du laboratoire.
Jugé compétent et parfaitement intégré à la société thébaine, Daktair obtint le poste qu’il convoitait depuis si longtemps. Sur les conseils de Méhy, il ne manifesta qu’une satisfaction discrète et, lors de sa comparution devant le vizir, insista sur les difficultés de sa tâche et sur sa volonté de marcher dans les pas de son sage prédécesseur.
Porté par le succès, Méhy réussit un coup de maître : le transfert du laboratoire dans des locaux neufs sis près du Ramesseum, sous le prétexte de désengorger l’administration thébaine et de réaliser des économies de fonctionnement.
Daktair travaillerait ainsi tout près de la Place de Vérité et sous le contrôle théorique d’Abry, le fidèle allié de Méhy. La proximité de l’ennemi à abattre et la perspective des trésors à conquérir stimuleraient l’ardeur conquérante du savant et sa soif de découvertes.
Le commandant était convaincu que, pour développer un pouvoir fort, il lui fallait l’appui inconditionnel de la science et de la technique. Dans son processus irréversible de conquête, il venait de franchir une étape décisive.